boann ∞ and days are forgotten.

I USED TO RULE THE WORLD


« Bonjour… c’est toi qui cherche un colocataire ? » Je me mords l’intérieur de la joue, peut-être que je n’aurais pas dû venir. Je le regarde de haut en bas, puis je croise son regard. Il se demande probablement ce que je fous là. Il est vrai qu’il recherchait un mec – pas une fille. Un silence pesant se fait sentir, je me sens mal à l’aise et je ferais mieux de partir. Je n’aime pas être mal à l’aise face à quelqu’un – surtout un inconnu. « C’est moi, mais… je crois pas que ce soit une bonne idée qu’une fille comme toi habite dans ce quartier. Tu devrais plutôt penser à aller voir à Lower Deagle… » Il affiche un fin sourire moqueur et je fronce les sourcils. Je connais les quartiers de la ville, je n’ai pas besoin de lui pour savoir qu’éventuellement, ce serait plus calme là-bas, mais je n’aime pas le calme. Je n’aime pas le silence total, parce que trop de pensées me viennent en trop peu de temps. Trop de souvenirs refont surface en l’espace de quelques secondes – et cela me fait peur. « Donc c’est non ? » Je n’ai pas envie de me justifier, je n’ai pas envie de parler pendant dix ans pour lui faire comprendre que je ne suis pas une enfant. Il hausse les épaules, me laissant penser qu’il ne sait pas encore. Si je veux vivre autre part que dans ma maison familiale, j’ai mes raisons. L’atmosphère devenait étouffante et la pression trop grande. Je ne veux pas aller à l’université, déjà qu’aller au lycée tous les jours étaient tout simplement une torture mentale – trop de gens, pas assez d’espace, sensation d’étouffement à chaque fois que j’étais dans les couloirs –, je ne veux pas revivre ça. Mon père a donc décidé de ne plus m’adresser la parole et ma mère, eh bien, elle, ça fait longtemps qu’elle ne vit plus avec nous. En gros, mon père m’a implicitement dit de dégager. Et je n’ai pas envie de vivre seule, parce que justement : trop de calme. Alors un colocataire est la solution idéale. « Bon écoute, j’ai pas vraiment le choix, t’es la première à venir pour l’annonce depuis deux semaines. Tu peux emménager aujourd’hui et pour le loyer, on le partage en deux. Le reste on verra. J’ai envie de voir si tu vas réussir à tenir dans le coin. » Je hoche positivement la tête, un sourire se devinant facilement sur mes lèvres. Je sais très bien ce qu’il insinue avec cette dernière phrase ; quartier le plus dangereux de la ville, il veut voir si je ne vais pas craquer au bout de quelques jours et cela doit être normal. « Merci. » Il me tend une clé, je l’attrape et je m’en vais. Je dois aller récupérer mes affaires chez moi – elles ne seront pas nombreuses, alors je ne lui prendrai pas beaucoup de place. Que ce soit en espace ou dans sa vie en général.

Installée sur le tabouret, les jambes croisées, je dessine des formes qui ne font pas de sens – à mes yeux. J’entends Nemed jouer de la guitare – il en joue tout le temps. Comme moi, il joue les sons qui lui viennent en tête. Il m’a dit une fois qu’il n’a jamais appris à en jouer, il en joue comme ça, pour simplement avoir un moyen de se défouler sans pour autant s’en prendre aux autres. Nous ne parlons pas beaucoup. Et quand c’est le cas, il s’occupe de faire la conversation, parce qu’il sait que la parole n’est pas quelque chose d’inné chez moi. Nemed me pose des questions, je lui réponds, il se contente de cela. Je descends du tabouret, prends mon bloc de dessins et mon crayon avec moi, puis je m’installe à côté de lui sur le canapé. Il me tend sa cigarette, je prends une taffe dessus, laissant la fumer traverser mes poumons avant d’expirer et de lui rendre sa cigarette. Je sais beaucoup plus de choses sur lui qu’il n’en sait sur moi. Il est arrivé ici il y a quelques années, il en avait seulement quinze. Il ne s’entendait pas avec ses parents et sa famille était le genre de famille où on ne veut pas naitre. Et il traine dans des affaires louches, je le sais, parce que je l’ai déjà vu parler à des types bizarres. Je ne lui ai rien dit à ce sujet, ce ne sont pas mes affaires et je ne veux pas me disputer avec lui. Et je n’ai pas à lui dire ce qu’il peut ou ne peut pas faire. Il doit savoir ce qu’il fait. « Pourquoi tu parles si peu ? » Il arrête de jouer brusquement, me posant cette question. Je redresse la tête vers lui, surprise et je fronce les sourcils. Je ne sais pas. Peut-être parce que je n’en éprouve pas le besoin. Peut-être parce que je n’ai rien à dire. Peut-être parce que je n’en ai tout simplement jamais l’envie. Quand on se met à parler, vient toujours le moment où on finit par vous poser des questions sur vous-même et je ne veux pas que cela arrive. Je n’aime pas parler de moi, je n’ai jamais aimé ça. « Je ne sais pas. » En réalité, cette question ne m’a jamais effleuré l’esprit. Il m’observe, me dévisage, il se demande probablement pourquoi je garde tout pour moi comme je le fais. En voyant une fille devant sa porte la première fois que nous nous sommes vus, il pensait certainement que je serais du genre bavarde, chiante, à vouloir foutre mes affaires partout, à vouloir empiéter sur son espace, hors ça n’a pas été le cas. Ça ne sera jamais le cas. « Tu voudrais que je parle plus souvent ? » Intriguée, je le regarde dans les yeux, attendant une réponse de sa part. Parfois, quand je marche dans l’appartement, je sens son regard sur moi. Je ne sais pas s’il me dévisage ou s’il se contente de me fixer comme il pourrait fixer un mur… en réalité, je ne sais pas très bien ce que je dois comprendre parfois dans certaines de ses phrases. « Ouais. » Il se contente de me dire ça, avant de se remettre à jouer de la guitare. Je fronce de nouveau les sourcils. Pourquoi se renfrogne-t-il ainsi ? Je soupire, me lève et file dans ma chambre, fermant la porte derrière moi.